Seule et heureuse de l'être...

Cela faisait bien une demi heure que Kama courait dans les couloirs du vaisseau, à moitié hilare, tentant de semer une jeune femme en passant d’un niveau à l’autre. Pour la cinquième fois au moins, le pilote se retrouvait au troisième niveau et il bifurqua vers les balcons, ne s’arrêtant qu’une fois arrivé à leur hauteur pour vérifier que sa poursuivante ne le talonnait pas.

* Une vraie cinglée ! * songea-t-il en reprenant son souffle, un léger sourire aux lèvres. Lèvres auxquelles il porta ensuite sa bouteille, histoire de s’offrir un petit remontant après cette course épique.

La donzelle l’avait repéré au bar, pendant la petite sauterie organisée en l’honneur des pilotes revenus d’un pillage couronné de succès. Le Russe buvait tranquillement à même une bouteille de vodka quand il l’aperçut. Manquant de s’étouffer avec la gorgée d’alcool qu’il était en train d’avaler, retenant une quinte de toux, Kama fit un rapide signe de main à ses compagnons de beuverie et décarra vite fait en direction de la sortie la plus proche, alors que l’affamée fondait presque aussi vite qu’un Thunder sur l’emplacement où elle avait vu son objectif. Les pilotes ne sont pas réputés pour avoir une vie sentimentale rangée, même l’expression vie sentimentale est trop forte pour qualifier leurs coucheries, et le jeune homme n’entendait pas briser cette habitude bien au contraire. Pour preuve, il ne se souvenait même pas avoir demandé son prénom à la ravissante créature qui après lui avoir accordé ses faveurs durant quelques nuits agitées, avait l’air de vouloir se fixer à demeure à ses côtés.

Il aurait pu lui expliquer qu’une relation plus suivie ne l’intéressait pas, qu’il ne désirait plus la revoir même si leurs nuits avaient été exquises, mais c’était définitivement plus amusant de procéder ainsi. Cela dit, Kama devait s’avouer surpris qu’elle ait montré tant d’ardeur à le poursuivre. Les comportements de goujat comme celui qu’il venait d’adopter ne faisaient que rarement recette auprès des filles. Elle devait être folle, pas d’autre explication. Malgré qu’il fasse partie des « As » et bien que doté d’un ego plutôt conséquent, le pilote ne s’attendait pas vraiment à ce genre de réactions.

Enfin, l’acharnée été semée apparemment. La course avait rougit la peau blanche de ses joues, de sorte qu’avec sa bouteille à la main, quiconque le croisait le prenait pour un ivrogne en plein délire alcoolique. Pourtant la soirée ne faisait que commencer et le jeune homme était toujours sobre. Assez pour repérer à la seconde l’ensemble peu couvrant que portait la furie, qui avait eut le bon goût de se vêtir de rouge, ce qui facilitait le repérage pour le fuyard. Ni une ni deux, Kama s’engouffra sur le balcon le plus proche… et y trouva une autre femme. Un instant, il fut tenté de prendre ses jambes à son cou une fois de plus et de continuer à courir pour semer son ancienne amante, mais la logique vint tuer tout embryon de plan de fuite dans l’œuf. Si l’autre siphonnée le voyait en compagnie d’une représentante du beau sexe, avec un peu de chance, elle voudrait éviter de se montrer. Ou alors, étant donné qu’elle lui avait couru après pendant un bon moment, elle voudrait les tuer. Quitte ou double. Le pilote en avait marre de traverser la barge en long et en large au pas de course et l’air du dehors lui faisait du bien.

Un rapide coup d’œil et la profusion de cheveux tombant depuis la tête renversée de la demoiselle lui permirent de reconnaître Tanwen, une des rares femmes pilotes sur le Laerkarr. A bord du vaisseau depuis quelques mois, il ne la connaissait pas du tout, à peine avait-il échangé des saluts plutôt froids et rapides entre deux vols avec la demoiselle. Que faisait-elle ici alors que la fête battait son plein au bar ? Elle prendrait peut-être mal son incursion sur le balcon si elle était venue ici pour s’isoler, et selon les rumeurs, elle était loin de posséder un caractère facile. Tant pis, c’était ça ou la folle, autant tenter sa chance.

« Vous guettez les pigeons dame Tawen ? Ne tentez pas trop la chance, ils risqueraient de ne pas voir votre joli minois et de s’oublier en passant. »

Le ton était volontairement ironique, mais le petit sourire qui ornait ses lèvres était sincère. Le pilote ne s'avança pas plus, restant derrière elle, à bonne distance au cas où elle n'apprécierait pas les visiteurs surprise... Au moins reconnaîtrait-elle un membre de son escadron, étant donné qu'il portait sa tenue de vol. Pour autant ça n'avait rien d'une garantie de bon acceuil.

Bien, apparemment la jeune femme ne s’apprêtait pas le chasser manu militari du perchoir où elle avait élu domicile. Elle ne lui montrait que trois doigts et non pas une main prête à s’abattre sur son visage ou autre caresse musclées que prodiguent parfois les femmes quand elles sortent de leurs gonds. Juste trois doigts et un sourire narquois.

* Elle se fout de moi ma parole... *

Cette pique aurait pu l’agacer, mais il se sentait plutôt d’humeur à jouer avec elle, puisque la jeune femme avait prit une attitude moqueuse et un ton assez agréables. Le genre d’attitude qui tranchait avec la froideur dont on lui avait parlé, même si elle n’avait pas daigné répondre à ses premières paroles. C’était beaucoup mieux que ce à quoi il s’était attendu en déboulant sur le balcon. Kama fit quelques pas, jusqu’à arriver à hauteur de Tanwen. Laissant s’évanouir le sourire qui flottait sur ses lèvres, le pilote prit une mine faussement désolée et sur un ton railleur, lui fit sa réponse :

« Et bien gamine, on ne sait plus compter ? »

Sur le vaisseau, elle était surnommée "la jeune" par nombre de gens. Gamine n’était qu’un synonyme plus ou moins lointain. Pas vraiment approprié non plus entre elle et lui qui n’était son aîné que de quelques petites années. Ni si on considérait son charmant physique, qui n’avait rien de celui d’une enfant. Mais plutôt mourir que de l’appeler Shangdi comme le faisaient les fans de la demoiselle.

«Tu devrais écarter un peu ta frange de Yorkshire ou porter un joli nœud, tu n’aurais pas besoin de me poser des questions aussi évidentes.»

Si ces paroles ressemblaient à une simple moquerie en réponse à celle qu’elle avait lancé l’instant d’avant, en vérité elles cachaient un peu plus que cela. Le jeune homme se serait mordu la langue jusqu’au sang plutôt que de l’avouer, mais ne pas voir les yeux de Tanwen en lui parlant - ne jamais les avoir vus d’ailleurs – titillait sa curiosité au plus haut point. De quoi avaient-ils l’air ? Y avait-il une raison particulière pour qu’elle les garde toujours cachés derrière le rideau de cheveux châtains qui couvraient son front ? Il n’y avait peut-être rien à découvrir de spécial, mais la tentation était trop forte. De plus, les questions sans réponse horripilaient Kama au plus haut point, comme bien d’autres choses. Il fallait qu’il sache. Sa main gauche – l’autre étant occupée à tenir le précieux liquide alcoolisé - se leva lentement vers le visage de son interlocutrice, s’apprêtant à écarter la frange qui masquait son regard. Le bout de ses doigts entra en contact avec la mèche de cheveux souples et doux, amorçant le mouvement...

Autant elle lui avait parût sympathique à première vue, bien plus que ce qui se laissait entendre sur son compte, autant le geste sec qu’elle avait eu pour repousser sa main et le ton au moins aussi glacial que le pays qui avait vu naître le pilote refroidirent sur l’instant son enthousiasme. Visiblement, elle n’aimait guère qu’on l’approche de trop près.

« J’avais oublié que les Yorkshire, ça mord. »

Son ton était neutre, n'en laissant rien paraître mais Kama était réellement agacé de ne pas pouvoir la fixer dans les yeux tandis qu’ils parlaient. Enfin parlaient… C’était plus un ping-pong de phrases peu aimables, sans pour autant être agressives. Pour une première conversation, au moins ça n’avait rien de conventionnel. Comme la coupe de cheveux de celle qu’il avait appelée gamine et qui avait gentiment répliqué avec le sobriquet de débutant à son égard. Un prêté pour un rendu en somme. Elle renvoyait la balle sans hésiter, preuve d'un fort caractère si besoin était de le souligner. Une femme pilote ne s'en sortirait pas sans un minimum de caractère, en face d'équipes principalement composées de machos invétérés. Mais Tanwen semblait en avoir un peu plus que nécessaire.

Débutant. Elle était gonflée tout de même. Mais en un sens, ce n’était pas tout à fait faux, après tout dans cette équipe, il était bien un débutant au regard du peu de temps depuis lequel il avait intégré l’escadron des « As ». Puisqu’il ne pouvait fixer son regard dans le sien, alors qu’il se tenait toujours devant elle, n’ayant pas reculé après le mouvement d’humeur de Tanwen, le jeune homme laissa naturellement ses yeux errer sur la silhouette de la pilote. Ils ne se promenèrent pas bien longtemps. La jeune femme avait la chemise quelque peu déboutonnée, ce qui offrait à la vue un spectacle bien plus agréable que la vue du balcon. Joli décolleté. Jolie fille à vrai dire, mais elle ne devait que trop le savoir. Aussi détourna-t-il le regard pour revenir vers son visage. Et cette maudite frange. Rien à faire, ça le crispait vraiment cette barrière capillaire.

Ce sentiment se traduit sur son visage par un froncement de sourcils appuyé et un demi tour subit. Kama alla s’asseoir dans un coin du balcon, caché à la vue depuis la porte, au cas où sa poursuivante de tout à l’heure se mettrait en devoir de fouiller les alentours avec un peu trop d’attention, puisque le dernier endroit où elle l’avait vu était le niveau trois. A présent adossé contre le mur, il déplia ses longues jambes tout en avalant une gorgée de vodka. Ce fichu soleil tapait fort aujourd’hui, assez pour lui faire regretter la bise mordante de Russie. S’il avait su qu’il se retrouverait à l’extérieur, le jeune homme aurait changé de tenue auparavant. Les combinaisons de pilote sont épaisses et renforcées, histoire d’offrir une protection plus ou moins efficace en cas d’accident. Un vrai sauna mobile par temps chaud. Quelques gouttes de sueur commençaient à perler sur son front. De sa main libre, Kama fit glisser la fermeture éclair de la combinaison, dégagea un bras, fit sauter la bouteille aux trois quart pleine dans son autre main et acheva de se débarrasser du haut du vêtement en dégageant son second bras. La chaleur serait plus supportable sans ce carcan. Sous la combinaison de vol, il portait un simple débardeur en coton noir côtelé, tenue basique pour un pilote, bien que le plus souvent ces débardeurs furent blancs.

Un peu plus à l’aise, il chercha à nouveau la jeune femme du regard. Et retomba sur la fichue mèche qui brillait au soleil avec insolence, comme pour le narguer. Des cheveux ne narguent personne, mais un ego un peu trop développé à tendance à tout ramener à lui. Définitivement agacé par cette mèche folle, il lui adressa à nouveau la parole sur le même ton moqueur, tout en tendant la bouteille de vodka dans sa direction :

« Susucre ? »

Toutefois, Kama n’était pas fâché contre elle, aussi lui lança-t-il un rapide sourire pour appuyer sa taquinerie et s’assurer qu’elle n’allait pas le mordre pour de bon. Il avait cependant conscience que ce n’était pas forcément la meilleure manière d’installer un climat relaxant entre eux deux, mais elle était amusante avec ses réparties acides et une conversation trop formelle aurait certainement été barbante.

Maintenant il l'apellait Yorkshire...Ce surnom était pire que celui de gamine. Elle n'était plus traité de fillette mais de petit animal idiot aboyant et mordant sans raison. Bien qu'elle le détestait, elle préférait le surnom de Gamine.

Les yeux du jeune homme ne restèrent pas sur son visage, il glissèrent sur le corps de Tanwen. Ses yeux ne restèrent longtemps. Un sourire s'afficha sur le visage de Tan quand elle vit les sourcils du pilote se froncer quand son regard fut de nouveau poser sur ses cheveux. Elle aimait agacer.
Kama partit s'installer dans un coin du balcon sous le regard de Tanwen qui observait ses moindres mouvements. Il s'installa derrière la porte ce qui fit venir quelques questions dans l'esprit de Tanwen. Se cachait t'il ou avait t'il seulement envie de se mettre là? Si il se cachait, qui était la personne qu'il n'avait pas envie de voir? Et puis, il était arrivé rouge et essouflé, avait t'il du courir pour fuir cette personne? Elle aurait peut-être pu savoir les réponses en lui demandant mais elle ne souhaitait pas le questionner. Elle le fixa quelques minutes puis finis par s'allonger, ses bras sous sa tête et fixant le ciel, toujours trop bleu.

Il y'eût des secondes de silence avant que Kama reprenne la parole pour de nouveau lui lancer une parole plus ou moins agréable. Tanwen se redressa sur ses coudes, fixant la bouteille puis le jeune homme.

"Une gamine ne boit pas..."

Elle se rallongea, un sourire aux lèvres. Cette fois, il n'était ni narquois, ni moqueur. La jeune femme s'amusait.

Par habitude, elle passa une main dans sa frange la rabattant légèrement en arrière. Il n'y eût que quelques secondes où ses yeux furent visible. Elle rabattit rapidement les cheveux devant eux. Elle ne souhaitait pas que le pilote puisse les voir.

« Un Yorkshire non plus remarque. Ca n’empêche que tu te dériderais peut-être un peu. »

Kama fronça légèrement le nez en faisant cette remarque, tandis que son visage se détendait un peu plus, donnant à son sourire un caractère plus franc. Lui aussi commençait à se détendre. Le soleil de plomb pesant sur lui comme pour le liquéfier, la menace de l’hystérique en jupons écartée et l’attitude amusante de Tanwen se mêlaient pour achever de lui donner envie de rester. Un peu maso peut-être mais c’était plaisant de la taquiner, surtout qu’elle ne semblait pas se fâcher, pas comme nombre de filles qui s’offusquent à la moindre moquerie.

Fermant ses paupières sur ses yeux bleu sombre, le soleil étant un peu trop aveuglant en plus d’être atrocement chaud, il laissa échapper un soupir trop sonore pour être naturel. Les mots qui suivirent confirmèrent le caractère théâtral du son échappé de ses lèvres à présent en mouvement.

« Les gamines doivent bien grandir un jour. Tant pis, je vais boire seul. Mais ne viens pas te plaindre si je deviens trop entreprenant. Tu devrais peut-être changer d’avis et ne pas me laisser vider cette bouteille tout seul.»

Sur ces paroles, Kama avala une longue rasade de vodka avant de poser la bouteille à côté de lui et de fouiller la poche de sa combinaison. Une fois qu’il eut mis la main sur son paquet de cigarettes et son briquet, il ajouta :

« Je suppose que les gamines ne fument pas non plus. »

Il alluma une cigarette sans prendre la peine d’en offrir une à Tanwen, presque certain qu’elle refuserait de toute manière. Aspirant lentement la première bouffée, le pilote rouvrit les yeux pour observer la jeune femme, confortablement allongée au soleil. Que faisait-elle ici toute seule, alors que tout le monde s’en donnait à cœur joie au premier niveau. Il lui poserait peut-être la question plus tard, si leur conversation continuait et si d’aventure leur échange verbal en venait à dépasser le stade des moqueries mutuelles. Mais pour l’heure, c’était encore d’actualité.

« Pas de susucre. » poursuivit-il en regardant la bouteille posée sur le sol.

« Sûrement pas de nonos non plus... », dit il en agitant doucement sa cigarette entre ses longs doigts déliés.

« Qu’est-ce que je vais bien pouvoir t’offrir ? »

La tête inclinée sur le côté, il lui souriait à nouveau, se demandant quelle réplique assassine allait suivre cette question anodine.

S’il s’amusait à la taquiner, elle n’y allait pas de main morte non plus. D’abord elle ignora superbement la moindre de ses répliques, avant de se décider à s’emparer de la bouteille en prenant soin de l’essuyer comme si poser ses lèvres là où il avait mis les siennes allait lui refiler la gale ou n'importe quelle autre maladie contagieuse. Elle avait avalé une sacrée gorgée de liquide, sans sourciller, ce qui forçait l’admiration du garçon bien qu’il ne l’avouerait jamais ouvertement. Tout juste se contenta-t-il de glisser un commentaire acide une fois de plus.

« Et ben, la gamine boit comme un garçon manqué. Merci pour le rouge à lèvre, mais je ne pense pas que sa couleur ira avec mon teint. »

Battant outrageusement des cils en finissant sa phrase, il entreprit d'essuyer rapidement le goulot de la bouteille avant de la porter à sa bouche une fois encore. L’alcool ne l’aidait en rien à supporter la chaleur, mais il aimait boire, la vodka en particulier qui lui rappelait son pays natal. Même s’il n’y avait pas grand-chose de fantastique à se rappeler cette étendue glacée, mis à part le fait qu’une chaleur infernale n’y avait jamais court.

Décidément, cette fille n’avait rien de banal. Il s’en doutait depuis le jour de son arrivée, une femme pilote étant déjà une preuve en soi. Son attitude un brin agaçante, dans un sens positif cela dit même s'il préfèrerait récurer le sol de la barge à la brosse à dents plutôt que de l'admettre devant elle, son sens de la répartie et maintenant sa descente ne faisaient que confirmer son intuition. Un mélange bien curieux que cette jeune femme, ravissante mais hautaine. Elle n’aurait été que plus charmante en étant un peu moins désagréable, mais peut-être moins intrigante. Du moins au yeux de Kama, qui aimait plus les situations inconfortables et les défis que les choses trop faciles à obtenir. Et Tanwen avait l’air d’un défi de taille, ne serait ce que pour lui arracher une parole à peu près sympathique.

Ses pensées à ce sujet furent confirmées par les dernières paroles de la pirate. Bien entendu, il savait qu’il s’exposait au genre de réplique qui sortit dans un premier temps de sa bouche, aussi il ne releva pas. La seconde était plus inattendue. De l’argent. Elle voulait se faire passer pour vénale ou l’était-elle vraiment, comme nombre des gens qui peuplent ce vaisseau et prennent part aux pillages ? En ce qui concernait Kama, ce n’était pas l’appât du gain qui le motivait, mais l’excitation et le danger des abordages, qui faisaient couler dans son sang presque autant d’adrénaline que le pilotage de leurs appareils et les combats aériens féroces qu’ils livraient à leurs commandes. S’il ne crachait pas sur le butin, c’était simplement parce qu’il lui permettait d’améliorer un peu le quotidien si d’aventure il tombait sur un trésor comme une collection de livres anciens, une bouteille d’un grand cru et autres menus plaisirs devenus de plus en plus rares dans le monde dévasté que les pirates sillonnaient sans relâche.

Tanwen avait abandonné sa position de naïade en plein bain de soleil, pour s’asseoir, la tête tournée dans sa direction.

* La frange tournée vers moi plutôt … *

A cause de sa tentative d’écarter la mèche de son visage au début de leur conversation, elle devait maintenant se douter que la chose agaçait fortement le pilote. Son regard bleu se durcit quelque peu en se posant une fois de plus sur cette frange, qui achevait une coiffure complètement atomisée mais qui allait bien à la jeune femme, il fallait le reconnaître. Kama garda cette pensée pour lui, mais pas le silence comme elle l’avait si gentiment demandé. Spontanément, ces mots franchirent la barrière de ses lèvres à la vue de cette bande de cheveux qui cachait encore et toujours ses yeux à la vue du garçon, juste après qu’il ait relâché la fumée d’une nouvelle bouffée de cigarette dans l’air lourd de chaleur.

« Ferme bien la porte de ta cabine la nuit… Je te jure qu’un de ces jours, je viendrai la couper moi-même cette superbe frange ! »

Un sourire amusé passa fugitivement sur ses lèvres lorsqu’il s’imagina penché sur elle endormie, les ciseaux à la main, prêt à tailler dans la masse. Il faudrait qu’il tente réellement le coup un de ces jours, juste pour voir comment ça se passerait.

« De l’argent ? Et puis quoi encore, tu es capable de le gagner toi-même non ? Nul doute qu’avec un sale caractère comme le tien, tu fais suffisamment peur aux gens pour les détrousser sans efforts. »

Montres moi tes yeux plutôt que les crocs, eut-il envie d’ajouter, mais il préféra s’abstenir, se contentant de la fixer à hauteur de regard, les yeux brillants à cause de la chaleur, de l’alcool et également de l’intérêt qu’elle suscitait chez lui.

Un pari. Tout ce qui ne fallait pas proposer à un type comme Kama. D’une parce qu’il avait le démon du jeu chevillé au corps – ainsi que pas mal d’autres, mais celui là était tout particulièrement féroce. Le pirate ne comptait plus les bagarres dans lesquelles il avait été impliqué à cause du jeu. Que se soit aux cartes, aux dés ou tout autre type de jeux, l’As était incapable de refuser. Deuxième raison, il détestait perdre... que se soit perdre la face ou perdre tout court. S’il avait refusé le pari que Tanwen venait de lancer, nul doute qu’il serait passé pour un poltron aux yeux de la jeune femme et c’était hors de question. De plus, la perspective de pimenter la vie à bord qui serait relativement calme les temps à venir, puisque le dernier pillage les avait ravitaillés pour un bon moment, était tout à fait plaisante. Sans parler de la carotte : elle virerait cette satané frange pendant un moment s’il gagnait. Un sourire en coin vint accueillir la proposition de la pilote, et une fois que celle-ci se fût rassise après avoir fait un nouvelle aller-retour pour vider une bonne partie de la bouteille, la réponse de Kama ne se fit pas attendre :

« Dis donc, ce n’est pas moi normalement qui devrait fixer le prix si je gagne ? Tu es vraiment très impolie gamine.»

La gamine, comme il aimait bien l’appeler maintenant, avait une fâcheuse tendance à vouloir prendre le dessus sans arrêt. Ca ne lui déplaisait pas outre mesure, puisque que ce trait de caractère était plus ou moins à l’origine de leur amusante conversation. Ce n’était pas pour autant qu’il fallait rater l’occasion de la reprendre.

« Enfin… ça marche ! Un certain temps, c’est un peu trop vague comme durée. Disons que tu gardes ta frange relevée pendant une semaine si je gagne. Ca te va ? »

Elle lui avait posé une autre question. N’avait-il rien à lui offrir ? Le silence s’installa un bref instant, le temps pour lui de réfléchir à une proposition valable. Il avait abandonné l’idée de la fixer, ne pouvant atteindre ses yeux et promenait les siens par delà la rambarde du balcon, tirant tranquillement sur sa cigarette avant de l’envoyer par-dessus le bord d’une pichenette précise, qui la fit raser la tête de Tanwen sans pour autant la toucher. Du coin de l’œil, il remarqua alors qu’elle avait noué ses cheveux, mais laissé sa frange en l’état. Aucune remarque sur le sujet, Kama avait suffisamment montré son intérêt pour la chose depuis le départ, au point que s’en était devenu l’enjeu d’un pari. Et à propos de pari…

« Faisons un peu monter les enchères. J’ai peut-être quelque chose à offrir qu’une peste comme toi apprécierait. Si je perds, non seulement je laisserai ta chevelure en paix, mais en plus, je serais ton obligé pendant une semaine. »

Son obligé. Une manière de dire son esclave, son serviteur. Deux mots qu’il ne prononcerait sous aucun prétexte, par pur principe. Il ne doutait pas qu’elle comprendrait le sens exact de ces mots, mais ce n’était pas une raison pour s’abaisser à les utiliser lui-même. D’ailleurs, il valait mieux qu’il remporte ce pari, sans quoi son ego et le reste de sa personne risquaient fort de se voir malmener par la suite, ce qu’il doutait d’avance d’apprécier énormément. Maudissant intérieurement cette idée stupide, Kama s'empara de la bouteille déjà à moitié vide et se mit en devoir de continuer à la vider. Le soleil continuait de taper et sa gorge se désechait plus vite qu'une momie dans un sarcophage. Une fois sa soif relativement apaisée, même si le liquide déjà âpre en temps normal brulait encore plus la gorge sous une chaleur pareille, il revint poser les yeux sur la jeune femme, attendant qu'elle fasse sa réponse.

Tanwen accepta apparemment volontiers la proposition que Kama venait de faire concernant le petit pari qu’elle avait lancé. Ce qui ne disait rien qui vaille au pilote… dans le cas où il perdrait bien entendu. Ce que son ego ne pouvait envisager sérieusement. L’idée lui traversa l'esprit un quart de seconde, traduite par un mordillement de lèvre qu’elle ne put apercevoir, s’étant rallongée et fixant à nouveau le ciel qui commençait à s’assombrir. Tant mieux, il ferait bientôt moins chaud, du moins le pilote l’espérait-il, la chaleur n’était pas sa compagne favorite. Né en Russie, il était beaucoup plus habitué aux températures très froides et avait même appris à les apprécier. Pas le choix de toute manière, il gelait tous les jours alors mieux valait s’y habituer et tant qu’à faire, y trouver quelque chose d’agréable. Pour en finir avec cette histoire de pari, il se contenta d’approuver.

« Alors nous verrons dans quelques temps ce que tu caches sous la masse de tes cheveux. »

Il se comportait comme si le pari était déjà gagné pour lui, d’une part parce qu’imaginer perdre ne faisait pas parti de ses habitudes, d’autre part parce qu’il se refusait à se montrer capable de douter en face de qui que ce soit, encore plus dans pareille situation. Un peu comme elle d’ailleurs. Kama songeait que la jeune femme paraissait toujours garder la maîtrise d’elle-même. Ne serais ce que depuis son arrivée, jamais elle n’avait eut de véritable mouvement d’humeur, hormis quand elle avait écarté sa main. Et encore, le geste avait été fait calmement, les paroles prononcées sur un ton ferme sans être agressif. Etait-elle une de ces psychorigides maniaques du contrôle qui ne se laissent jamais aller ? Il en doutait, elle lui avait montré qu’elle avait le sens de l’humour et qu’elle savait boire. Cependant, il ne la connaissait pas et son calme olympien le décontenançait un peu. Plus reposant que l’hystérie de la femme qui l’avait mené ici en le poursuivant, mais plus… anormal peut-être. Quoi que. Il ne pouvait s’empêcher de penser que Tanwen devait se cacher un peu derrière cette attitude. Après tout, elle cachait déjà ses yeux, empêchant quiconque de pouvoir y chercher l’expression de ce qu’elle ressentait.

Interrompant sa réflexion, la voix de Tanwen s’éleva à nouveau. Curieusement, aucune pique cette fois ci, juste des simples questions relatives à sa présence sur le balcon. Puisqu’elle ne le regardait pas, Kama laissait son regard aller et venir sur son corps allongé. Et quel corps ! Rien de surprenant, les pilotes prennent soin d’entretenir leur condition physique et elle n’échappait pas à la règle. Athlétique, elle n’en était pas moins féminine, malgré des vêtements simples. Sa question et l’observation de sa tenue lui rappelèrent les vêtements peu raffinés que portait la furie qu’il avait semé voilà un bon moment maintenant. Vêtements. Le mot était peut-être trop fort pour qualifier les petits bouts de tissus qui cachaient à peine le minimum syndical des atouts de cette fille. Rien à voir avec la tenue de la pilote et c’était tant mieux. Le manque d’élégance de la femme avec qui il avait passé quelques nuits l’avait poussé, en plus du reste, à mettre un terme à leur relative intimité.

« Je joues à cache-cache. » répondit-il simplement, sans entrer dans les détails.

Doutant que le sujet l’intéresse plus que ça, surtout s’il en disait trop tout de suite, la réponse lui parut assez laconique sans être impolie. Si Tanwen voulait savoir quelque chose de plus, elle n’aurait qu’à demander.

« Je devrais être au bar ? Tu nous prends tous pour des saoulards qui n’aiment rien plus que de se montrer en société pour se vanter de leurs exploits hein… »

Au fond, il aurait du mal à lui donner tort sur le sujet. C’était l’image que renvoyaient beaucoup de pilotes et lui-même avait cédé à l’atmosphère des fêtes plus d’une fois. Les filles qui vous somment de raconter encore et encore les histoires de pillages, l’alcool qui coule à flot, la compétition entre ego surdimensionnés. Cela dit, c’était un peu vexant d’être soudainement réduit à ce simple type de comportement.

« Et toi, qu’est-ce que tu fiches ici ? Tu es trop bien pour fréquenter la plèbe ? »

Sa dernière question avait la couleur d’une nouvelle moquerie, mais un fond de vérité s’y glissait. Il la trouvait différente des autres femmes en général, et de la plupart des pilotes. Kama ne se souvenait pas l’avoir souvent vue au bar et il se demandait si c’était par snobisme ou simplement parce qu’elle n’était pas de nature très sociable.

*Des yeux....* pensa t'elle quand il reparla de ce qu'il y'avait sous sa chevelure. Si jamais elle perdait, ce qui serait peu probable, il serait bien déçu de voir que le regard de Tanwen, bien que très expressif, était des plus anodins.

Le ciel avait perdu ses couleurs orangeâtre et était noir. Les étoiles n'étaient pas encore apparuent mais elles ne tarderaient pas. Tanwen aimait les regarder. Ses petits points lumineux qui brillaient était pour elle merveilleux, autant pour leur beauté que par leur fonctionnement. Tan avait des livres d'astronomies qui lui avait appris énormement sur la galaxie. Bien qu'elle était plutôt intelligente, elle n'aurait jamais pu comprendre ses ouvrages complexes si elle n'avait eût quelques connaissances en astronomie. Le peu de choses qu'elle savait avant de les lires, elle les avaient appris quand elle était encore dans son village.

Son village....Elle y repensait parfois mais elle ne le regrettait pas. La vie qu'elle aurait mener là-bas n'aurait pas été aussi passionante que celle qu'elle avait à présent. Bien sûr, elle aurait surement eût un métier un peu plus honnête mais cela l'importait guère. Quand elle repensait à cette petite colonnie, elle se demandait toujours si celle-ci existait encore, si sa famille était toujours en vie. Elle n'était pas attacher à eux et ils n'avaient vraiment apprécier Tanwen. Qu'ils soient morts ne la peinerais guère.
La jeune femme chassa ses quelques pensées de son esprit, elle n'avait pas envie de se replonger dans son passé.
Il y'eût un léger vent. La chaleur du jour commençait à laisser place à la douceur et le froid du soir.

Kama répondit à sa question. Une réponse un peu étrange mais qui pouvait expliquer pourquoi il était arrivé rouge et essouflé. Il avait surement dû essayer de semer quelqu'un.
Elle les prenaient tous pour des saoulards? Bien sur que non, seulement neuf dixième des habitants de cette barge en étaient.
Le pilote lui retourna la question.

"La plèbe est bruyante et composé de parasites et d'inutiles qui sont souvent au bar."

Ses parasites et inutiles étaient les saoulards qui ne faisaient rien de leurs journées à part boire et les trainées qui minaudaient autour des pilotes en espèrant qu'une nuit passé avec eux leurs permettraient de monter dans l'échelle sociale.

« Il n’y a pas à dire, tu es vraiment charmante envers tes semblables par moments. »

L’air se rafraîchissait rapidement alors que la nuit tombait, mais ce n’était en rien comparable à la froideur des mots de Tanwen. Des parasites et des inutiles. C’était vrai que les pilotes assuraient de quoi vivre à une cohorte de personnes vivant sur la barge et toutes n’étaient pas des plus utiles à bord. Mis à part les mécaniciens, les infirmières et autres blouses blanches, plus ceux qui s’occupaient de l’intendance, le reste de ce petit monde vivait tranquillement des efforts des autres. Est-ce qu’il fallait les blâmer pour autant ? Kama ne se posait pas vraiment la question et se fichait relativement de la réponse. Tout ce qu’il savait c’est que cette joyeuse compagnie offrait une atmosphère en perpétuel mouvement – que se soit les bagarres fort nombreuses entre les dits saoulards ou les soirées passées à rire, parler de tout et rien jusqu’à l’aube, des exploits des pilotes ou des origines de chacun. Même avec ces saoulards, il y avait toujours quelque chose à prendre, la majeure partie du temps il s’agissait d’un remède contre l’ennui et la morosité. Tous y mettaient du cœur d’ailleurs, comme pour chasser le plus loin possible le spectre d’une vie devenue si dure que peu de gens osaient encore prononcer le mot avenir.

Un avenir, le garçon avait bataillé dur pour en avoir un décent en gagnant sa place parmi l’élite des pilotes. Bien entendu il prétendait que rien n’avait été si difficile que ça, mais la vérité était tout autre. Au centre d’instruction, Kama passait deux fois plus de temps que les autres à l’entraînement, afin de progresser plus vite et de toujours se maintenir devant les autres. Pas de fêtes ou autres réjouissances d’étudiants, rien d’autre que le pilotage. Même s’intéresser aux filles lui était venu sur le tard. Il y en avait bien eu une à l’école… mais mieux valait ne pas y repenser. D’ailleurs, il se demandait pourquoi ses pensées divaguaient à ce sujet sur l’instant. Pas la peine de chercher la réponse, le passé ne sert pas à grand-chose à part apporter cortège de remords et d’autres boulets plus ou moins lourds à traîner. Kama leva les yeux vers le ciel maintenant noir, qui commençait à s’allumer ça et là de milliers de petits points étincelants. La meilleure manière de se rappeler que ressasser le passé n’apporterait rien de bon, le ciel ayant toujours représenté le futur pour lui, quelque chose de meilleur vu que sur terre, il n’y avait plus rien ou presque.

En voyant les étoiles s’éclairer au firmament, le pilote se rendit compte qu’il n’avait pas vu le temps passer. Peu importait, la fête se prolongerait jusque tard dans la nuit et pour le moment, il y avait encore de l’alcool dans la bouteille et l’envie de partir ne lui effleurait pas l’esprit. La chaleur était enfin retombée, il serait agréable de goûter un peu la fraîcheur de la nuit. Et celle des répliques de la demoiselle aussi en un sens. Qui n'avait pas répondu plus clairement que lui à propos de sa présence ici. Après avoir avalé une autre gorgée d’alcool, qu’il était plus à même d’apprécier maintenant que sa gorge n’était plus aussi chaude que les déserts arides, il reprit le cours de la conversation.

« D’accord, tu n’avais pas envie de te mêler à la foule vociférante et de brailler des chansons à boire… Mais ça ne me dit pas pour autant pourquoi tu es venue sur les balcons en particulier. Tu aurais pu être en bonne compagnie dans ta chambre ou que sais-je encore ? »

Tout en parlant, Kama s’était levé, la bouteille à la main. Il la déposa au passage à côté de Tanwen, au cas où elle désirerait boire. Puis il appuya ses avant bras sur la rambarde, les yeux fixés sur l’obscurité qui les entouraient. Le vent soufflait tranquillement, pas de signe de tempête à l’horizon. Juste une douce brise qui faisait voler ses cheveux et rafraîchissait agréablement sa peau. Il ne remonta pas le haut de sa combinaison, préférant profiter du froid qui commençait à le réveiller après avoir passé un bon moment à cuire en plein soleil. Le temps changeait rapidement, comme les humeurs de gens. Pour le moment tout était calme, autant s’en réjouir.

Il rêvait ou la dame glaciale avait rit ? Un léger rire mais c’était déjà ça. Elle savait sourire, rire. Kama se dit que la jeune pilote ne devait pas être aussi vilaine au fond qu’elle s’en donnait l’air. Vilaine n’était d’ailleurs pas le bon mot, elle avait juste une manière bien à elle d’être aimable. Au moins, ça changeait des fausses politesses. C’était plus… stimulant.

Un petit sourire en coin se peignit sur la bouche de Kama quand elle précisa qu’il ne devait pas se plaindre parce qu’elle était dans un bon jour, ou au moins pas trop désagréable avec lui. Sans se retourner, il l’écouta répondre encore une fois laconiquement à sa question. A part dire qu’elle préférait rester à lire dans sa chambre que de frayer avec les hommes d’équipage, il n’apprit rien de plus de sa bouche quant aux raisons qui l’avaient amenée sur un des balcons. Après tout, ce n’était peut-être rien d’autre qu’une envie de solitude et de grand air.

Son sourire encore léger s’agrandit quand la jeune fille, qui se trouvait non loin de lui adossée à la rambarde, termina en lançant qu’elle n’aimait pas les autres. Il se tourna alors vers elle, pour la trouver bouteille à la main. Bouteille qui allait bientôt finir par-dessus le bord, se vidant dangereusement.

« Tant mieux pour les autres, je n’ose pas imaginer comment tu serais si tu les aimais bien. Terrifiante perspective. »

Il la taquinait ouvertement encore une fois, mais se garda de préciser que son aveu de désamour du genre humain ne le surprenait pas.

« Et je ne me plaignais pas gamine, je ne faisais que constater. Cela dit, si tu n’aimes pas les gens, pourquoi tu t’es embarquée sur ce genre de barge. C’est plein de désespérés qui espèrent survivre mieux que sur terre et qui noient leur désenchantement dans l’alcool et le reste des vices connus… Un monastère t’aurait mieux été non ? Il doit bien en rester quelques uns sur la planète. »

La réponse à sa question était à peu près évidente. Piloter. Mais Kama l’avait quand même posée. Puisqu’elle n’aimait pas parler des gens, peut-être que parler de son boulot la rendrait plus loquace. On pouvait toujours essayer.

C’était raté pour le côté loquace. Le pilote laissa échapper un petit rire en voyant tourner court l’espoir qu’elle parle un peu plus. Tanwen avait répondu brièvement, relevant sa remarque à propos des désespérés qui peuplaient la barge, disant en faire partie. L’avait-il vexée ? Il se surprit à ne pas apprécier cette idée. La taquiner était une chose, la vexer une autre, surtout qu’il la connaissait à peine et c’était peu dire d’ailleurs.

« Je ne t’incluais pas dans le lot. Du moins pas dans la façon dont j’entend le mot désespérés ici. C’est comme quand tu parlais de parasites et d’inutiles, rien à voir avec les pilotes. »

Pourquoi se justifier à ce sujet. Aucune idée mais il l’avait fait spontanément en réaction à sa réponse. C’était vrai, pour lui les pilotes étaient différents. Une admiration sans borne l’animait envers eux, pas humainement parlant dans le sens large du terme mais simplement parce qu’ils étaient les rares personnes à ne pas se laisser vivre et à prendre les choses en main, en plus de ceux qui faisaient tourner la barge. Depuis petit, il les tenait en haute estime, au point d’avoir tout laissé derrière lui pour les rejoindre. Tout laissé… pas grand-chose à tout prendre. Ses parents étaient morts, pas vraiment d’autre famille, à part son oncle à qui il devait en partie d’être ici aujourd’hui. Au fil de ses pensées, son sourire disparu complètement et son visage s’assombrit petit à petit, aussi lentement mais inexorablement que le ciel au dessus de leurs têtes.

« Dans un sens, je suis aussi un de ces désespérés alors. Il n’y avait rien ou presque, là d’où je viens. »

Kama était toujours tourné vers elle, mais son regard paraissait plus fixer le vide que son vis-à-vis. Il se reprit rapidement cependant, pas question de se lamenter sur son sort. Attrapant la bouteille d’un geste vif, trahissant quelque peu les pensées déplaisantes qui venaient de traverser son esprit car encore tendu, il avala d’un trait le reste de la bouteille.

« Vice numéro un, l’alcool. Et il se trouve que je suis en rade maintenant. Voilà à quoi ça mène d’être gentil et de partager. Je suppose que tu n’iras pas en chercher pour moi…»

Son nez se fronça à nouveau, tandis que ses prunelles bleues disparaissaient derrière ses paupières et que la peau aux coins de ses yeux se plissait légèrement. Une question traversa subitement son esprit.

« Dis moi, tu as rapporté quelque chose d’intéressant du dernier pillage ? »

Ce qu’un pirate cherche et conserve lors des pillages en dit plus sur lui souvent que tout autre chose. Si elle ne voulait pas parler d’elle directement, il aurait peut-être des indices de la sorte. Après tout, Tanwen avait demandé s’il n’avait vraiment rien à lui offrir… Offrir quelque chose à quelqu’un dont on ignore tout équivaut à essayer de faire entrer un fil dans le chat d’une aiguille les yeux bandés, on a toutes les chances de se planter. Encore plus avec une fille comme elle, qui n’avait pas grand-chose de commun avec la plupart des représentantes de la gente féminine, question comportement s’entend. Au cas où l’envie le prendrait d’effectivement lui offrir quelque chose un jour, il serait utile d’en apprendre plus.

« Pas de doutes, tu es vraiment gentille aujourd’hui. J’aime quand tu me dis des mots doux. Tant de douceur, c’est si rare en ce bas monde. J’en ai presque le cœur qui chavire tiens. »

La pointe de sa langue se montra brièvement entre ses dents quand il lui fit ça réponse, indiquant simplement que la remarque ne l’avait pas plus vexé que ça. Décidément, elle ne ratait pas une occasion de lui sauter sur le poil. Après tout c’était de bonne guerre, ces paroles à lui n’avait pas été plus tendre que les siennes. Et c’était plaisant de jouer au ping-pong avec elle.

De l’argent, des livres, des tableaux… Kama prit note mentalement des choses qu’elle venait de citer, sans pour autant ajouter quoi que ce soit pour le moment. Quel genre de livres appréciait-elle ? Apparemment pas les romans à l’eau de rose qu’adorent certaines jeunes filles. Ca ne devait pas être son genre du tout. Autant imaginer Fidel Castro un Harlequin en main, le tableau ne collait pas le moins du monde.

La fin de son énumération concernant les butins qu’elle ramenait le plus souvent des pillages fût suivie par une curieuse proposition. Un des sourcils de Kama s’arqua lorsqu’il l’entendit dire qu’elle pouvait très bien allez chercher du ravitaillement… s’il le lui demandait gentiment. Où était le piège ? Avait-elle envie de continuer la soirée en sa compagnie malgré la pique acide qui avait franchit ses lèvres, ou bien ne voulait-elle seulement que l’entendre s’abaisser à lui dire s’il te plaît ou tout autre forme de politesse ?

« Hmm, je n’ai pas encore perdu le pari. On attendra que je sois ton obligé pour les courbettes si ça ne t’ennuie pas. Mais si tu as envie de continuer à boire tranquillement ici, ce n’est pas moi qui t’empêcherais d’en ramener, au contraire. Tu es libre de faire ce que bon te semble. »

Kama avait un peu plus appuyé le mot libre que les autres, en référence au qualificatif de parasite dont elle l’avait affublé l’instant d’avant, tout en conservant l’air détendu qui était revenu sur son visage et dans le son de sa voix, justement depuis la dite pique. Il aurait aussi bien pu aller la chercher lui-même, sa phrase n’avait été qu’une provocation de plus pour voir comment la pilote allait réagir. L’autre folle ne s’était pas montrée depuis qu’il avait atterri sur ce balcon, il ne devait donc plus avoir grand danger à sortir de là un instant. En repensant à elle, le jeune homme la remercia intérieurement pour l’avoir poussé jusqu’ici, rendant sa soirée plus intéressante que prévue.

« Serais-ce abuser de ta si grande gentillesse que de te demander de ramener un livre au passage ? Si d’aventure tu reviens et que ta proposition n’est pas une ruse pour te débarrasser d’un parasite. Vu qu’ils sont ta seule charmante compagnie, je suppose tu dois en avoir quelques uns intéressants en stock. »

A dire vrai, sa supposition à ce sujet n’avait rien à voir avec ce qu’elle avait dit plus tôt. Il la croyait volontiers intelligente, mais ne lui ferait pas le plaisir de l’avouer directement.

Durant le laps de temps où Tanwen s’était absentée, le pilote n’avait pas bougé de son poste d’observation, absorbé par la contemplation du ciel nocturne. Voler de nuit était en tout point fantastique, pas seulement parce que l’obscurité permettait à la fois des approches discrètes et des démonstrations de technique qui valaient aux pilotes maints éloges. Les sensations étaient différentes de nuit, accrues par le potentiel danger que représentait le fait de voler dans un ciel noir d’encre avec comme seul point de repère les constellations. La concentration de Kama n’était jamais aussi intense que durant ces moments là, et par extensions, son ressentit aussi. Si la jeune femme ne revenait pas, il irait certainement aux hangars pour s’offrir une petite sortie avec son Thunder Mark. Ses yeux rencontrèrent une constellation mineure, juste en dessous de la queue de la Grande Ourse : les chiens de chasse. Ce nom aurait pu coller parfaitement aux pirates de l’air, si le mot chien n’avait pas depuis toujours une connotation relativement négative et eux, une propension à préférer largement les termes élogieux pour être qualifié. La chasse. Les pillages lui manquaient à peine revenu et il soupira à l’idée que le prochain ne se ferait pas avant un certain temps.

Mais il y avait de quoi s’occuper à bord de la barge. Le bruit de pas d’abord ténu qui se faisait plus audible en se rapprochant, annonçait le retour de Tanwen. Enfin normalement. Tout le monde ou presque devait se trouver en train de festoyer à tout va au bar, l’heure avancée étant généralement signe d’ambiance débridée. Il ne voyait donc pas qui d’autre pouvait hanter les couloirs. Encore moins se diriger vers ce balcon précisément, sachant qu’il y en avait une multitude au niveau trois.

Kama se retourna pour voir la jeune femme passer la porte toujours ouverte, une bouteille d’alcool encore non identifiée dans une main, un livre dans l’autre et une veste. Le fond de l’air c’était nettement rafraîchit, mais plus qu’habitué au froid, cela ne le gênait pas. Il s’empara de la bouteille qu’elle lui tendait. Whisky. Pas son alcool favori mais il ferait avec.

« Merci. »

Ni plus, ni moins. Un merci dénué de toute moquerie, plutôt chaleureux même. Tandis qu’elle enfilait sa veste pour se protéger du froid, Kama ouvrit la bouteille et avala une longue gorgée du liquide ambré. Tanwen lui donna ensuite le livre qu’il avait réclamé, livré avec une pique sur ses capacités intellectuelles. Il jeta un rapide coup d’œil à l’ouvrage, qui avait l’air plutôt ancien et traitait d’histoire, d’après les lettres gravées sur la couverture. Le posant sur le rebord de la rambarde, il lui répondit :

« Je lis certainement mieux que tu ne comptes, je n’ai pas besoin de demander ce qui est écrit en général. Mais c’est gentil de te soucier de mon confort. »

Kama lui tendit la bouteille, geste assorti d’un fin sourire. Pour ce soir, il avait abandonné l’idée de pouvoir la regarder dans les yeux en lui parlant, mais ce n’était pas pour autant qu’il ne la regardait pas. Il la fixait avec une attention soutenue, absorbé à présent par le dessin de ses lèvres pleines, qui tranchait dans l’obscurité à cause de la couleur fuschia qui les peignait.

« Tu as fait vite. Je te manquais tant que ça ? »

De bonne humeur, le pirate lui posa la question sur un ton exagérément enjôleur. Il s’attendait à une réflexion mordante en guise de réponse et était curieux de voir comment elle s’y prendrait pour le rabaisser cette fois-ci.